Quand Hergé se faisait chantre du paranormal
Le 5 avril, Christie's Paris organisait sa première vente aux enchères de planches de bandes dessinées. Sans surprise, la meilleure vente – 289 500 euros, soit près de deux fois l'estimation initiale – a été réalisée par une planche d'Hergé, un crayonné de Tintin au Tibet. Paru en 1960, cet album est considéré comme le chef d'œuvre du dessinateur belge mais aussi comme son travail le plus personnel. Le contexte est connu : Hergé traverse depuis de nombreuses années une grave crise personnelle, ponctuée par une relation extra-conjugale avec celle qui deviendra sa seconde épouse, plusieurs dépressions et des cauchemars récurrents où l'univers est blanc. Le psychanalyste qu'il consulte lui conseille de faire une pause dans son travail afin d'exorciser ses rêves mais l'auteur décide du contraire, de combattre le blanc par le blanc et d'inventer une histoire où, dans les neiges immaculées de l'Himalaya, son héros (son double ?) ne combat aucun méchant mais va aux portes de la mort et au bout de lui-même.
Pour Vanessa Labelle, étudiante en français à l'université d'Ottawa, il ne faut pas pour autant se contenter de voir dans Tintin au Tibet l'histoire d'une catharsis. S'il s'agit de l'album le plus personnel d'Hergé, c'est aussi parce qu'il y a mis ses convictions les plus profondes, et notamment celles qui touchent au paranormal. On peut résumer l'ouvrage ainsi : sur la seule foi d'un rêve prémonitoire, le reporter à houppette, d'ordinaire si rationnel, part sauver des griffes de la montagne et de l'animal mythique qu'est le yéti son ami Tchang que tout le monde sauf lui croit mort dans un accident d'avion. En chemin, il est aidé par les visions d'un moine qui lévite...
Dans son travail, Vanessa Labelle développe l'idée qu'Hergé, adepte de voyance et de radiesthésie, joue les prosélytes de la pseudo-science en toute connaissance de cause : « Il est conscient de son pouvoir de façonneur d'« imaginaires sociaux » comme le disait Cornelius Castoriadis et il cherche à former les jeunes lecteurs, à les initier au paranormal. Il veut modeler leur vision de ces phénomènes. » La chercheuse estime que cette intention se manifeste de plusieurs manières. Tout d'abord, le paranormal fait une montée en puissance tout au long du récit : on part d'un simple rêve, appuyé par des signes (tout rappelle Tchang à Tintin, depuis l'éternuement d'une femme de chambre jusqu'au nom d'un chien pékinois), puis on passe aux visions du moine lévitant Foudre Bénie avant la confrontation finale avec un animal extraordinaire aux franges de l'humanité, le yéti. Pour Vanessa Labelle, cette immersion progressive a pour objectif d'empêcher un rejet en bloc de la part du lecteur.
De la même manière, comme pour devancer les sceptiques, Hergé a l'intelligence de placer dans son récit des éléments de contestation des thèses paranormales, incarnés par le capitaine Haddock, qui joue les Saint Thomas, et par le sherpa Tharkey, deux personnages dont les préventions vont céder peu à peu. Le dessinateur belge a également pris soin de situer l'aventure dans un pays lointain et presque hors du temps, « un lieu sacré, mystique, propice au paranormal, où tout est possible, explique Vanessa Labelle, tout comme il placera Vol 714 pour Sydney avec ses extraterrestres dans une île volcanique peuplée d'animaux étranges aux allures préhistoriques comme le varan ».
Enfin, et ce n'est pas le moindre de ses efforts, Hergé s'est comme à son habitude documenté, notamment pour rendre vraisemblable, convaincante, la figure du yéti, le pas si abominable homme des neiges. Pour ce faire, il s'est appuyé sur un ami chercheur, Bernard Heuvelmans, fondateur de la cryptozoologie, cette discipline curieuse qui s'intéresse aux animaux dont l'existence ne se fonde que sur des témoignages et n'est pas établie par des preuves concrètes. En 1955, Heuvelmans a signé Sur la piste des bêtes ignorées, ouvrage qui connaîtra un grand succès et dont Hergé s'inspirera pour son personnage du yéti. Ainsi, sur la couverture de Tintin au Tibet, les empreintes de pas visibles dans la neige, avec seulement trois orteils et le gros orteil bien séparé des deux autres, sont-elles directement recopiées d'une photographie présente dans le livre de Bernard Heuvelmans, révèle Vanessa Labelle.
Avec le pendule de Tournesol, la malédiction de la momie et une variante inca du vaudou, le paranormal était déjà à l'œuvre dans le diptyque des Sept Boules de cristal et du Temple du Soleil, où sa présence s'imposait cependant plus brutalement, quand elle n'était pas de l'ordre du gag avec Dupond et Dupont jouant les radiesthésistes du dimanche. Dans Tintin au Tibet, le paranormal prend une autre dimension, plus profonde et plus insidieuse, car Hergé, en lui apportant des éléments de contestation, semble vouloir adopter les codes du débat scientifique contradictoire. Dans les deux cas, selon Vanessa Labelle, le but du dessinateur belge « est de se débarrasser du préjugé que la Terre est connue de fond en comble et de montrer qu'il s'agit encore d'une Terra Incognita », que ce soit sur le plan ethnographique ou sur celui, plus sulfureux, des capacités parapsychologiques de l'être humain.
14 mai 2014, par Pierre Barthélémy
http://passeurdesciences.blog.lemonde.fr/2014/05/14/quand-herge-se-faisait-chantre-du-paranormal-2/
Depuis le début de la semaine, je suis à Montréal au plus grand congrès scientifique francophone du monde, le 82e congrès de l'Association francophone pour le savoir (Acfas). J'y encadre une équipe d'étudiants-journalistes qui, chaque jour, rendent compte de certaines conférences dans la revue en ligne Découvrir. Et quand j'ai le temps, je fais comme eux. Voici donc un billet inspiré par une communication du colloque "Arts, littérature et société". Merci à Marion Montaigne pour les dessins.
Le 5 avril, Christie's Paris organisait sa première vente aux enchères de planches de bandes dessinées. Sans surprise, la meilleure vente – 289 500 euros, soit près de deux fois l'estimation initiale – a été réalisée par une planche d'Hergé, un crayonné de Tintin au Tibet. Paru en 1960, cet album est considéré comme le chef d'œuvre du dessinateur belge mais aussi comme son travail le plus personnel. Le contexte est connu : Hergé traverse depuis de nombreuses années une grave crise personnelle, ponctuée par une relation extra-conjugale avec celle qui deviendra sa seconde épouse, plusieurs dépressions et des cauchemars récurrents où l'univers est blanc. Le psychanalyste qu'il consulte lui conseille de faire une pause dans son travail afin d'exorciser ses rêves mais l'auteur décide du contraire, de combattre le blanc par le blanc et d'inventer une histoire où, dans les neiges immaculées de l'Himalaya, son héros (son double ?) ne combat aucun méchant mais va aux portes de la mort et au bout de lui-même.
Pour Vanessa Labelle, étudiante en français à l'université d'Ottawa, il ne faut pas pour autant se contenter de voir dans Tintin au Tibet l'histoire d'une catharsis. S'il s'agit de l'album le plus personnel d'Hergé, c'est aussi parce qu'il y a mis ses convictions les plus profondes, et notamment celles qui touchent au paranormal. On peut résumer l'ouvrage ainsi : sur la seule foi d'un rêve prémonitoire, le reporter à houppette, d'ordinaire si rationnel, part sauver des griffes de la montagne et de l'animal mythique qu'est le yéti son ami Tchang que tout le monde sauf lui croit mort dans un accident d'avion. En chemin, il est aidé par les visions d'un moine qui lévite...
Dans son travail, Vanessa Labelle développe l'idée qu'Hergé, adepte de voyance et de radiesthésie, joue les prosélytes de la pseudo-science en toute connaissance de cause : « Il est conscient de son pouvoir de façonneur d'« imaginaires sociaux » comme le disait Cornelius Castoriadis et il cherche à former les jeunes lecteurs, à les initier au paranormal. Il veut modeler leur vision de ces phénomènes. » La chercheuse estime que cette intention se manifeste de plusieurs manières. Tout d'abord, le paranormal fait une montée en puissance tout au long du récit : on part d'un simple rêve, appuyé par des signes (tout rappelle Tchang à Tintin, depuis l'éternuement d'une femme de chambre jusqu'au nom d'un chien pékinois), puis on passe aux visions du moine lévitant Foudre Bénie avant la confrontation finale avec un animal extraordinaire aux franges de l'humanité, le yéti. Pour Vanessa Labelle, cette immersion progressive a pour objectif d'empêcher un rejet en bloc de la part du lecteur.
De la même manière, comme pour devancer les sceptiques, Hergé a l'intelligence de placer dans son récit des éléments de contestation des thèses paranormales, incarnés par le capitaine Haddock, qui joue les Saint Thomas, et par le sherpa Tharkey, deux personnages dont les préventions vont céder peu à peu. Le dessinateur belge a également pris soin de situer l'aventure dans un pays lointain et presque hors du temps, « un lieu sacré, mystique, propice au paranormal, où tout est possible, explique Vanessa Labelle, tout comme il placera Vol 714 pour Sydney avec ses extraterrestres dans une île volcanique peuplée d'animaux étranges aux allures préhistoriques comme le varan ».
Enfin, et ce n'est pas le moindre de ses efforts, Hergé s'est comme à son habitude documenté, notamment pour rendre vraisemblable, convaincante, la figure du yéti, le pas si abominable homme des neiges. Pour ce faire, il s'est appuyé sur un ami chercheur, Bernard Heuvelmans, fondateur de la cryptozoologie, cette discipline curieuse qui s'intéresse aux animaux dont l'existence ne se fonde que sur des témoignages et n'est pas établie par des preuves concrètes. En 1955, Heuvelmans a signé Sur la piste des bêtes ignorées, ouvrage qui connaîtra un grand succès et dont Hergé s'inspirera pour son personnage du yéti. Ainsi, sur la couverture de Tintin au Tibet, les empreintes de pas visibles dans la neige, avec seulement trois orteils et le gros orteil bien séparé des deux autres, sont-elles directement recopiées d'une photographie présente dans le livre de Bernard Heuvelmans, révèle Vanessa Labelle.
Avec le pendule de Tournesol, la malédiction de la momie et une variante inca du vaudou, le paranormal était déjà à l'œuvre dans le diptyque des Sept Boules de cristal et du Temple du Soleil, où sa présence s'imposait cependant plus brutalement, quand elle n'était pas de l'ordre du gag avec Dupond et Dupont jouant les radiesthésistes du dimanche. Dans Tintin au Tibet, le paranormal prend une autre dimension, plus profonde et plus insidieuse, car Hergé, en lui apportant des éléments de contestation, semble vouloir adopter les codes du débat scientifique contradictoire. Dans les deux cas, selon Vanessa Labelle, le but du dessinateur belge « est de se débarrasser du préjugé que la Terre est connue de fond en comble et de montrer qu'il s'agit encore d'une Terra Incognita », que ce soit sur le plan ethnographique ou sur celui, plus sulfureux, des capacités parapsychologiques de l'être humain.
http://passeurdesciences.blog.lemonde.fr/2014/05/14/quand-herge-se-faisait-chantre-du-paranormal-2/
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